lundi 14 janvier 2013

Extrait du chapitre 1 tome 3 de Meave Regan

Nous sommes chanceuse n'est-ce pas ??? Marika Gallman vient de dévoiler sur sa page facebook un extrait (non corrigé) du tant attendu Tome 3 de Meave Regan...
Je le partage donc avec vous...
Regalez-vous !!!

J’avais douze ans la première fois que j’ai vu quelqu’un mourir.
Je n’aurais même pas dû me trouver là. Tout découlait d’une stupide dispute avec Walter. Quelques jours auparavant, ma classe avait fait le voyage jusqu’en ville pour aller au musée d’art contemporain qu’elle abritait. Toute la classe, sauf moi. Sans motif apparent, Walter avait refusé que je m’y rende et m’avait forcée à rester à la maison. Cela m’avait mise hors de moi, créant entre nous la seule et unique altercation où des cris avaient été échangés, même si ce n’était que de mon côté. Si aujourd’hui je comprenais les motifs de son interdiction, ce n’était pas le cas à l’époque. C’était la raison pour laquelle je m’étais retrouvée sur ce quai, un jeudi matin gris comme une mine de charbon, à attendre le train en espérant qu’il arriverait avant la pluie.

J’avais pris ce qu’il me restait d’argent de poche et, après un faux départ pour l’école, je m’étais fait la malle. Elliot m’avait dit que l’endroit était carrément ennuyant et que ce qu’ils appelaient de l’art était on ne peut plus moche. Il avait ajouté que j’aurais mieux fait de regarder les toiles de Julian si je voulais étudier quelque chose qui ne me ferait pas régurgiter mon petit déjeuner. Mais ça n’avait rien changé. J’avais envie d’y aller. Il ne comprenait pas le vrai problème. Ce n’était pas de ne pas pouvoir visiter le musée qui me mettait hors de moi, c’était l’interdiction qui avait rendu cela impossible. Walter n’avait pas le droit de me m’en empêcher. J’avais douze ans et je n’avais jamais mis les pieds en ville. C’était pour cette raison que je m’étais retrouvée sur ce quai, prête à faire une heure de train pour me perdre dans ce que j’imaginais être des rues immenses, peuplées de gens qui avaient vu le monde et qui étaient, de fait, moins stupides que mon grand-père.

Elle se trouvait à ma droite. Je ne lui avais prêté aucune attention jusque-là. Après tout, nous étions beaucoup à attendre sagement, observant le film de nos pensées qui se jouait quelques mètres devant nous, sur les rails qui commençaient tout juste à vibrer, annonçant le générique de fin. J’y avais songé un millier de fois depuis, mais je n’étais jamais parvenue à établir une chronologie exacte. J’avais tourné la tête pour observer le train, comme à peu près toutes les personnes présentes sur le quai à l’exception de l’ombre qui se trouvait à côté de moi. Pourtant je l’avais vue s’avancer. Elle avait fait un pas à l’instant où la locomotive arrivait, et elle m’avait regardée, comme s’il fallait qu’elle pose une dernière fois les yeux sur la vie avant de lui dire adieu.
Elle avait fait un nouveau pas. Dans le vide. Le véhicule l’avait percutée de plein fouet, et j’avais été éclaboussée de sang. Je ne m’en étais pas rendu compte durant de longues minutes, le bourdonnement dans mes tympans étant la seule chose dont mon corps parvenait réellement à prendre conscience. Le monde s’était tu, effacé par ce glas sourd qui absorbait les cris que les gens autour de moi poussaient. Quelqu’un m’avait tirée de là où je me trouvais en me hurlant quelque chose que je j’avais jamais entendu. Celui qui m’avait attrapée s’était penché pour me parler, mais ses mots avaient glissé sur le bouclier sonore que mes oreilles produisaient et, sur ses traits, je ne voyais que le regard de la femme qui venait de sauter. Ces yeux qui criaient d’un désespoir aussi muet que m’apparaissait l’homme sous le masque de l’inconnue. Ces yeux qui, pendant une fraction de seconde hors du temps, avaient semblé me lancer un « bonne chance » avant de se fermer à jamais.

Il était toujours en train de me parler lorsque j’étais partie en courant. J’avais couru et couru encore, jusqu’à ce que mes poumons me brûlent, jusqu’à ce que la douleur remplace la peur. J’avais changé ce jour-là.
— Maeve ? Je crois que c’est le moment.
Le présent m’aspira dans sa gueule fétide. Je n’étais plus sur ce quai de gare.
Je ne regardai qu’à peine celui qui venait de me tirer de mes souvenirs et le suivis machinalement. Je savais où j’étais, je savais ce que j’avais à faire. Je l’avais assez fait ces derniers temps pour que cela devienne presque automatique.

Ce jour-là, j’avais cavalé jusqu’à me retrouver dans ma rue, mais je ne pouvais pas rentrer. Walter était à la maison, il aurait compris que j’avais désobéi, plus que séché les cours. Je m’étais donc assise à l’ombre d’un arbuste pour attendre le retour d’Elliot. Il n’était arrivé que plusieurs heures plus tard, heures durant lesquelles mon cerveau avait pris un malin plaisir à imprimer les yeux de la morte partout où je regardais, comme lorsqu’on fixe le soleil trop longtemps et que son négatif reste collé à la rétine et le transpose sur tout ce qu’on voit. Elle était dans l’herbe, dans les feuilles, dans la terre encore trop sèche d’un été qui s’était montré particulièrement chaud. Elle était sur mes bras, sur mon t-shirt blanc, sur tous les endroits que son sang avait tachés. Même la pluie qui était tombée pendant quelques minutes n’était pas parvenue à la faire partir.
Quand Elliot avait enfin pointé le bout de son nez, j’avais utilisé toute ma salive pour faire disparaître les preuves qui s’accrochaient à ma peau comme des témoins zélés, et ma langue me faisait l’effet de papier de verre contre mon palais, répandant un poison au goût de fer dans ma gorge à chaque fois que je déglutissais. Lorsqu’il m’avait aperçue, il avait cru que je m’étais battue. Je ne l’avais même pas cherché à le contredire. Je m’étais contentée de lui demander un t-shirt propre. Il était parti m’en chercher un en ronchonnant. J’avais enlevé mon habit taché quelques minutes plus tard et étais restée de longues secondes à contempler le blanc se dessiner sur le vert de la pelouse, sans dire un mot. Il n’y avait pas tant de sang que ça, mais c’était tout ce que je voyais. Le tissu servait de toile à une peinture qui avait mis des nuits de cauchemars à s’estomper, pour ne s’effacer qu’en apparence. L’encre invisible ne disparaîtrait jamais, elle.

Je n’avais plus porté de blanc après ce jour-là.
— Tu te sens d’attaque ?
Je me tournai vers l’homme qui m’avait posé la question. Les yeux de Barney pétillaient d’une lueur qui ne les quittait jamais vraiment, et à laquelle j’étais devenue tout à fait insensible depuis peu. J’opinai et remarquai alors que, autour de nous, le vacarme était assourdissant. Les boîtes de nuit, encore et toujours.

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